L'Autre

Définition :

Autrui provient du latin : « Alter », celui qui est différent.  L’autre est donc autre conscience mais aussi celui qui nous ressemble, en qui nous pouvons nous reconnaître.

 

L’homme et les choses.

Il y a une différence fondamentale entre les êtres et les objets : les objets ont des caractéristiques immuables comme celles d’être tranchant, d’une certaine couleur ou dimension... les hommes, eux, changent tout au long de leur existence. Même à défaut de la notice qui accompagne souvent les objets, il est toujours plus facile de comprendre et de cerner le fonctionnement d’un objet que celui d’un être humain. Ainsi, il faut garder en tête la distinction entre personnes et choses : si la chose est ce dont je peux disposer, la personne n’est pas destinée à un usage instrumental.

Sartre donne d'autrui la définition suivante :                        
Sartre : « C'est l'autre, c'est-à-dire le moi qui n'est pas moi ».

 

Mais qui est l’autre ?

Définir l’autre, c’est définir l’identité et l’altérité. A rebours des projets humanistes et universalistes où l’on voit l’humanité comme une seule communauté soudée, l’homme a tendance à choisir ses compagnons sur des symboles visuels reconnaissables, comme la couleur de peau ou la nationalité. Mes semblables sont donc ceux qui font partie du même groupe que moi. L’identité humaine et l’identité ethnique sont donc confondues. L’autre, celui qui n’appartient pas au groupe, peut en être stigmatisé : l’étranger devient étrange.
Joseph de Maistre : « Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes etc. Je sais même grâce à Montesquieu qu'on peut être Persan. Mais quant à l'homme, je ne l'ai jamais rencontré de ma vie. S'il existe c'est bien à mon insu ». Considérations sur la France.

 

Définition ethnique :

Il semble difficile de contredire l’idée que tous les hommes sont différents. D’abord car l’altérité qui nous sépare des autres est irréfutable, mais aussi, car il existe toujours des traits identitaires distincts pour chacun.
Dans La Défaite de la pensée, Alain Finkielkraut exprime l’idée de culture et oppose la vision romantique (ou nationaliste, reliée au « Volksgeist », terme qui vient de Herder) à la conception contractualiste. La vision romantique correspond à l’idée que l’autre est celui qui n’appartient pas à notre groupe ethnique. En effet, ce sont les individualités qui créent un groupe avec des valeurs communes. La personne ne partageant pas ces valeurs ne peut prétendre faire partie de ce groupe.
Alain Finkielkraut : « La nation n’est pas composée à partir de la volonté de ses membres, c’est la volonté de ceux-ci qui est commandé par leur appartenance à la totalité nationale ». La Défaite de la pensée.

 

Définition universelle :

Pour réaliser une définition universalisable, il faut donc négliger les différences sexuelles, nationales, religieuses, ethniques, linguistiques... On voit que si une définition de la nature humaine universelle existe, celle-ci est nécessairement abstraite. C’est ainsi que les humanistes définissent l’homme par la raison et la liberté.

 

Le fait que l’homme puisse être vu comme une réalité universelle ainsi qu'une réalité ethnique pose un problème au niveau de la morale : ceux n’appartenant pas à mon groupe pourraient ne pas être des hommes au même niveau que moi. Je n’ai donc aucune raison de leur devoir des comptes et la morale ethnique ouvre ainsi la porte à la xénophobie, l’intolérance et l’exclusion de l’autre.

C’est pour cela qu’il faut aussi considérer l’humanité dans une définition plus large. Aristote définit l’homme comme un animal raisonnable.
De même Socrate : « L’homme c’est l’âme ».
Kant voit dans la raison un synonyme de liberté, qu’il juge comme fondement de la dignité humaine.
C’est pour cela qu’il y a une distinction entre l’ordre des choses et celui des personnes, qui justifie une injonction morale au respect.

 

Définition religieuse :

Une religion a défini l’homme universellement sans ambiguïté : celle du christianisme. Elle invite tous les hommes à s’identifier à l’autre. Nous sommes tous les enfants d’un même Père et c’est pour cela que nous sommes tous égaux. La distance dans le terme d’autrui disparaît au profit d’une proximité que l’on retrouve dans le terme de prochain.
L’amour du prochain devient un devoir « familial ».
St Paul : « Il n'y a plus ni Juif ni Païen, il n'y a plus ni esclave ni homme libre, il n'y a plus l'homme et la femme, car tous, vous ne faîtes qu'un dans le Christ Jésus ».  Epître aux Galates.

Il faut néanmoins comprendre l’injonction à l’amour de l’autre comme un amour de bienveillance. L’amour est un sentiment qui ne se commande pas. L’amour de bienveillance est un don de soi et non un sentiment actif. Il s’oppose à l’amour de concupiscence.

 

L’amour :

Il existe trois types d’amour :

-L’amour de concupiscence est ce qui est vulgairement appelé amour. Il s’agit d’Eros, l’amour charnel. Centré sur le sujet, ce type d’amour réclame la satisfaction du désir de l’autre. C’est un sentiment pathologique au sens kantien (sentiment passif).

-L’amour de bienveillance est un don de soi en vue du bien-être de l’autre. Il s’agit d’Agapè, la charité. Il est totalement désintéressé et crée la valeur de l’objet. Cet amour peut être commandé. En effet, il nous est toujours possible d’être bienveillant, d’offrir sans contrepartie.

-L’amour de complaisance correspond au juste équilibre des deux autres types d’amour où la personne partage, en prenant et donnant justement. Il s’agit de Philia, l’amitié, la solidarité. Ce type d’amour est aussi le seul qui requiert la réciprocité.

 

L’amitié :

Montaigne :« Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut s'exprimer, qu'en répondant : Parce que c'était lui ; parce que c'était moi ». Les Essais, §XXVIII.

L’ami peut avoir une influence aussi importante qu’un membre de la famille, bien qu’il ne soit pas imposé depuis la naissance. On ne subit pas un ami.
La relation avec un ami porte aussi la caractéristique d’être égal. Inexistante dans l’amitié, il existe toujours une hiérarchie dans une famille.
Deux amis portent un intérêt réciproque pour l’autre, la conversation et le partage des peines et des bonheurs. On peut donc dire que l’amitié est une relation spirituelle et morale.

Allan Bloom explique que notre époque est incapable de comprendre l’originalité de ce type de relation :
Allan Bloom : « L'élan des âmes l'une vers l'autre est bien moins tangible, donc bien moins croyable que l'attrait des corps. Cette incrédulité de la plupart des hommes sur ce point est de nos jours renforcée par toutes sortes de théories pseudo-scientifiques qui nous expliquent que l'éros des âmes est fondé sur une illusion, étant en fait dérivé de l'éros des corps par le ministère d'une faculté ou d'un processus quasi miraculeux, la sublimation ». L'amour et l'amitié.

En ce sens, l’amitié est la forme spirituelle et réciproque de l’éros.
Néanmoins, au contraire de l’amour, l'amitié montre une solidité et une constance propre :
Montaigne : «  En l'amitié, c'est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassise, toute douceur et polissure, qui n'a rien d'âpre et de poignant ».

L’amitié requiert une certaine « rigueur ». Elle va de pair avec des caractéristiques qu'on ne peut démentir. C’est pour cela que l’amitié ne peut exister qu’entre personnes de qualité :
Cicéron : « il ne peut y avoir de véritable amitié qu'entre gens de biens ».

Cicéron : « Si l'amitié naît de l'estime qu'on éprouve pour la vertu, elle ne peut survivre quand on cesse d'être vertueux ».
Gustave Thibon : « L'ami vrai, ce n'est pas celui qui sait se pencher avec pitié sur notre souffrance, c'est celui qui sait regarder sans envie notre bonheur ».
Philippe Soupault : « Se réjouir du succès d'un ami plus que de son propre succès est une des choses les plus exaltantes de l'amitié»

 

Définition sur le plan de l’affect :

Finalement, on peut aussi reconnaître l’autre dans la douleur. Le semblable est celui qui souffre. On peut appeler cela une reconnaissance sensible. Cette définition réduit aussi la frontière entre l’humanité et l’animalité, les animaux pouvant souffrir. Une autre limite de ce concept correspond au caractère négatif consistant à ressentir la douleur de l’autre, dans l’idée d’avoir pitié de l’autre. On considère alors l’autre comme inférieur et ayant besoin d’aide. Elle néglige aussi ceux qui ne sont pas pitoyables et qui réussissent tout. Ces individus suscitent alors le ressentiment et la haine.

 

Alors qui suis-je ?

Cela peut paraître évident que nous sommes nous-mêmes, mais on se rend compte que cette définition est trop imprécise. (si cela peut paraître évident, alors on ne se rend pas compte de l’opposé…)

Nietzsche montre que la conscience est née du rapport à autrui. Il affirme que toute conscience est née du besoin de communication. Un argument le prouvant est la matérialisation de notre conscience : il s’agit d’une voix ; la conscience se matérialise essentiellement avec le langage.

Selon Nietzsche, si l’homme est le seul animal doué d’une conscience si développée, c’est dû à la difficulté de l’homme de vivre dans la nature. Il avait besoin de ses semblables et d’exprimer ses besoins. Il avait d’abord besoin de « conscience » pour s’exprimer et pour « savoir » ce qui lui manquait.

 

Dans cette optique, Buber nous montre que l’identité se définit par rapport à l’autre. Dans l’ouvrage Ich und Du, Martin Buber évoque le rapport de l’homme à l’autre.

Martin Buber : « Au commencement est la relation ».

C’est au travers de la relation qu’apparait la vraie vie et la réalité. Il existe trois types de relations :

-l’homme dans sa relation à la nature

-l’homme dans sa relation avec les autres hommes

-l’homme dans sa relation avec les « existences spirituelles ».

La rencontre avec autrui est en fait d’une certaine manière une rencontre avec soi-même. Le couple « Je-Tu » permet la découverte d’autrui au travers de la relation mais rend également possible la condition d’existence du Je. C’est par le « Tu » que l’homme est « Je ». L’humanisation passe par un intermédiaire : l’autre.
Martin Buber : « Je deviens Je en disant Tu ».

Le « Tu » doit d’abord s’imposer. Par la relation, une personne partage une réalité qui ne lui appartient pas mais qui ne lui est pas non plus extérieure. Cette réalité se partage au lieu de s’approprier. C’est pour cela que le « Je » n’apparait qu’après.

 

Le couple « Je-Cela » est la relation sujet/objet qui est médiate. Cette relation n’est pas suffisante ; elle n’est qu’intellectualisable dans la mesure où c’est l’utilisation, l’observation et la connexion à l’objet qui existent.

Une relation « Je-Tu » peut devenir une relation « Je-Cela ». C’est cela que Buber craint le plus aujourd’hui. On est en sécurité dans le monde du Cela ; cependant, vivre uniquement dans celui-ci ne permet pas de se réaliser en tant qu’homme. De même, une relation d’un « Je-Tu » où Tu semble n’être qu’une copie du « Je » originaire n’est pas non plus profitable.

 

On peut définir deux types d’hommes. L'homme libre et l'homme de l’arbitraire. L’homme de l’arbitraire ne connait pas de relations mais seulement le monde des objets et son désir de l’exploiter. Il est alors déterminé : son destin est tracé par les choses et son instinct. Il n’est pas capable de faire des sacrifices mais voit au contraire le monde s’offrir à lui. Son monde est « un monde empêtré dans les fins et les moyens ». Il ne répond pas mais réagit.
Emmanuel Mounier : « Celui qui s’enferme dans le moi ne trouve jamais le chemin vers autrui » Le Personnalisme.

Buber distingue la communauté de la collectivité. La communauté est liée par la volonté d’être les uns avec les autres. La collectivité est un ensemble d’individus poussé à former un groupe. Les relations « Je-Tu » font alors défaut.

 

Les phénoménologues s’accordent sur l’origine de toute expérience, qui n’est pas le sujet solitaire, mais la communication des consciences. Les consciences se ressentent dans un phénomène d’intersubjectivité. Husserl définit l’intersubjectivité comme
Husserl : « un sentiment originaire de coexistence ».
L’expérience du monde est donc médiatisée par les autres. L’existence de l’autre est assurée et on ne vit dans le monde uniquement par rapport à autrui. On se constitue et on constitue notre monde par sa relation aux autres. L’intersubjectivité est la condition de la subjectivité.

 

Alain nous montre que nous n'avons pas la même influence sur les choses et les humains. On peut désirer autant qu'on le souhaite qu'il fasse beau cela nous est extérieur. Avec les autres consciences, le souhait peut devenir réalité. Le monde entre humains est un monde de rapports intersubjectifs où la communication se réalise aussi de façon sensible. Alain établit que l'homme réagit à ces non-dits.
Alain : « Si je me crois haï, je serai haï ».

Ainsi toute pensée, allant de l'amour à la haine, peut devenir réalité, se transposant du domaine de l'imaginaire au domaine réel. Cela se passe comme si les idées avaient un impact au point de se matérialiser. On peut nommer cela des « prophéties autoréalisatrices ». Ainsi, la relation intersubjective crée les personnes ; l'être est postérieur à la relation. C'est pour cela qu'il faut voir en l'autre la bienveillance. Croire dans les valeurs des autres c'est lui offrir la possibilité de les avoir.

 

Enfin, le sociologue Erwin Goffmann développe l’idée selon laquelle notre identité n’est qu’un rôle face aux attentes d’autrui. Mon identité sociale, qui est aussi mon « Je », est en fait une construction crédible que je joue devant les autres. Ce courant se nomme l’interactionnisme symbolique.

L’être humain, n’ayant jamais eu de contact avec autrui, ne peut accéder à la maîtrise de la langue. Mais plus fort encore, des fonctions que l’on pourrait considérer comme primitives nécessitent l’autre : on voit que les enfants sauvages ont une sexualité troublée. Citons l’exemple de Victor, un enfant sauvage d’une dizaine d’années, trouvé dans les bois par des chasseurs. Il ne parlait pas, faisait des gestes incohérents et était inadapté socialement. Sa rééducation était un échec et il n’arriva ni à parler, ni à s’adapter sur le plan social et sexuel.


Autrui, existe-t-il réellement ?

Dans les Méditations métaphysiques, Descartes montre qu’il est impossible de pénétrer dans une autre conscience, dans la conscience d’autrui. Les choses n’ayant pas de capacité réflexive, il est alors impossible de sortir de sa propre conscience et savoir si d’autres consciences que la notre existent. Rien ne permet de démontrer que le monde existe indépendamment de soi-même. La seule certitude que l’on peut avoir est celle de l’existence de son être : on appelle cela le solipsisme. Il s’agit d’une conception où le sujet pensant individuel (le Moi) serait la seule véritable réalité. Ce problème théorique se double d’un problème éthique : si autrui n’existe théoriquement pas, je n’ai aucun devoir moral envers lui.

The Truman Show de Jim Carrey illustre l’idée du solipsisme où tout était effectivement factice, le personnage principal étant entouré d’acteurs.

La trilogie Matrix des Wachowski montre aussi la limite que rencontre l’homme à connaître son environnement.

 

La relation à autrui est conflictuelle, mais indispensable.

Maintenant que nous avons défini l’être et l’autre, voyons les relations qui existent entre eux. On remarque d’abord que l’homme est en conflit permanent avec l’autre. On souhaite trouver notre individualité en se différenciant. Cela peut générer une relation conflictuelle :

-Hegel parle de « lutte pour la reconnaissance ». 
On ne peut accepter l’autre comme unique et on transpose notre identité sur lui ; par exemple, nos désirs. On pense que l’autre désire ce que nous désirons nous-mêmes. Le propre de tout sujet pensant est de se placer parmi les objets. C’est pour cela qu’extérieurement, être autrui pour quelqu’un est une chosification. Être pour autrui, c’est anéantir sa dimension transcendante.

-Les autres consciences peuvent aussi nous enfermer dans un rôle, ce qui a pour conséquence de nous chosifier. Semblables à des sentences irrévocables, les autres consciences nous emprisonnent dans un état permanent. On joue un personnage pour l’autre. On nomme cela l’aliénation.
Sartre : « L’expérience de n’être pas jugé comme on sait au fond de soi qu’on l’est ».
Sartre réfléchit sur ce thème autour de la problématique du regard. Paradoxalement, on existe et on disparaît seulement dans le regard de l’autre.
Dans Huis-clos, trois personnages sont enfermés ensemble et n’ont d’autres moyens de se voir qu’à travers les yeux de leurs compagnons. Eternellement, ils sont exposés au regard de l’autre et donc emprisonnés dans celui-ci. Le regard d’autrui est une véritable épreuve qui nous destitue de notre liberté.
Sartre : « L’enfer, c’est les autres ». Huis-clos


Mais Sartre nous montre que l’autre est nécessaire pour prendre conscience de soi, bien que cela puisse être aliénant (de alius, autre). L’expérience du passage par autrui permet de vivre une « reconnaissance de soi ».
Sartre illustre ce concept avec l’acte honteux.  L’action nous fait rentrer dans un état sans conscience où la concentration sur la réussite prime, sans considération des moyens. En nous surprenant, l’autre nous ramène à la réalité et nous montre la scène de l’extérieur. On se voit de l’extérieur et le sentiment de honte apparaît. On peut dire que la médiation d’autrui nous arrache de l’engluement du mouvement de la vie. On note qu'en anglais, gêné se dit "self-conscious".

Jean-Paul Sartre : « Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre » L’Existentialisme est un humanisme.

Ainsi, si l’autre est indispensable pour se connaître, l’homme a besoin d’autrui pour rester homme. On a vu que l’autre est une condition nécessaire à l’humanisation mais elle l’est aussi pour qu’il le reste.
Dans Robinson Crusoé, Daniel Defoe montre la nécessité de l’autre. De même, dans l’adaptation de Zemeckis : Seul au monde, le personnage dessine une tête sur un ballon afin d’avoir quelqu’un avec qui discuter. Il s’agissait d’une crainte terrible que de perdre le langage. La solitude dénature les relations aux choses. Les « Je-Cela » deviennent des « Je-Tu ». C’est la perception du monde qui devient floue et se déstructure.
Michel Tournier dans Vendredi ou les Limbes du pacifique :
« Autrui pièce maitresse de mon univers ».
« Mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude ».

Heidegger dit que constitutivement nous sommes « être pour autrui ».

 


Pourtant, le regard c’est aussi une connexion.

Sartre nous a montré que le regard était aliénant. Ce regard-là est un regard particulier : c’est celui qui observe de surplomb. Indulgent ou sévère, il ne considère pas le sujet mais fige la personne dans le temps. C’est en se dissociant de son moi que l’homme parvient alors à garder sa temporalité, générant au passage un malaise profond. Pourtant, celui-ci ne comporte pas l’essence même du regard.
Le regard, c’est une intériorité qui s’ouvre sur une extériorité, mais aussi ce qui s’ouvre sur l’intériorité. Croiser un regard, c’est donc mettre en contact deux consciences, le symbole de l’intersubjectivité. C’est pour cela que, souvent, voir quelqu’un et le regarder dans les yeux fait sourire, c’est l’expression physique d’une rencontre « Je-Tu »

 

 

Autrui, la condition d’une science.

L’objectivité scientifique est considérée par les phénoménologues comme une intersubjectivité. La science doit être reproductible, partageable et observable par plusieurs individus.
Karl Popper explique donc que tout énoncé qui n’est pas contrôlé de manière intersubjective n’est pas scientifique.

 

Autrui, un respect naturel.

Kant parle « d’impératif catégorique ».  Il s’agit d’une consécration de la liberté humaine. Il faut voir l’autre comme une fin en soi, et donc trouver dans l’altérité une forme de respect. L’autre est en effet le seul qui, dans la pluralité de ses facultés, est réellement autonome et libre.

Levinas voit le respect de l’autre au niveau du visage. Il a vécu la seconde guerre mondiale où les êtres étaient déshumanisés. Le visage est une invitation à la violence. De par son exposition, il est extrêmement vulnérable ; il s’agit tout de même de la plus grande preuve qu’il faille respecter. 
Levinas « La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée ».

 

Hannah Arendt traite de la solitude et de la morale vis-à-vis de soi dans Responsabilité et jugement. Elle part de l’idée socratique : « il vaut mieux subir l’injustice que la commettre ». Elle explique que la morale n’est pas réductible aux mœurs d’une époque et que le commandement ne dédouane en rien que l’acte soit réalisé par peur d’être puni ou de satisfaire autrui. La morale est avant tout un rapport à soi et non un rapport aux autres. Ainsi, la morale permet d’interagir avec les autres mais cela demande une réflexion isolée du monde. La morale met en jeu l’individu et l’expérience qu’il a du monde et non une vision extérieure qui lui est imposée. C’est pour cela que l’individu doit avoir la force de se confronter à sa dualité intérieure pour réfléchir sur son code de vie. Un individu ne s’approprie jamais mieux son être que par l’introspection et la réflexion spirituelle.

S’il existe une altérité avec l’autre, la solitude en crée une autre en notre sein. Le point commun de la solitude, de l’esseulement et de l’isolement est la suspension de l’appartenance au monde. Notons la différence entre ces trois états :

La solitude : état où un dédoublement, une pluralisation des discours mentaux s’opère. Elle qualifie cet état de « dialogue silencieux ».

L’esseulement : état où je suis en présence d’autres consciences mais sans capacité d’entrer en contact avec eux. C’est un état désagréable conduisant à une forme d’angoisse.

L’isolement : état où l’individu est « concerné par les choses du monde ». Autrement dit, il est occupé par son environnement sans contact direct avec une autre conscience.

En cela, quand l’individu solitaire réfléchit, il se retrouve dans la solitude. On est alors dans une forme moderne du « cogito », une forme arendtien du « cogito ». Celui-ci peut s’exprimer comme « je pense donc nous sommes ». En ce sens, le dialogue avec l’autre n’est qu’une extériorisation d’un dialogue avec soi. En se dotant d’une réalité physique, il laisse l’individu recouvrer son unité. La solitude n’est donc pas un solipsisme ni un repli sur soi mais une nécessité, pour avoir un rapport avec les autres.

Ainsi, l’homme est un autre pour lui-même. On voit précisément un dialogue d’un personnage vivant un épisode de solitude chez
Shakespeare : « Comment! est-ce que j ‘ai peur de moi-même ? Il n’y a que moi ici! Richard aime Richard, et je suis bien moi. Est-ce qu’il y a un assassin ici? Non... Si, moi! Alors fuyons... Quoi, me fuir moi-même?... Bonne raison ! Pourquoi? De peur que je me châtie moi-même... Qui ? Moi-même! Bah! Je m’aime moi ! ... Pourquoi? Pour un peu de bien que je me suis fait à moi-même? Oh non ! hélas! je m’exécrerais bien plutôt moi-même pour les exécrables actions commises par moi-même. Je suis un scélérat… Mais non, je mens, je n’en suis pas un. Imbécile, parle donc bien de toi-même... Imbécile, ne te flatte pas. ». Richard III

 

 

La compassion :

Il s’agit d’un trouble devant la vulnérabilité de l’autre. Elle est respectueuse par la pudeur qu’elle nécessite et du fait qu’elle reconnait la frontière avec l’autre.

Myriam Revault : « La compassion est cet affect qui nous porte à partager les maux et les souffrances d’autrui ».

Kundera évoque cette idée dans l’ILE.

« Toutes les langues issues du latin forment le mot compassion avec le préfixe ‘com’ et la racine ‘passio’ qui, originellement, signifie «souffrance». Dans d’autres langues, par exemple en tchèque, en polonais, en allemand, en suédois, ce mot se traduit par un substantif formé avec un préfixe équivalent suivi du mot ‘sentiment’ (en tchèque : sou-cit ; en polonais : wspol-czucie ; en allemand : Mit-gefühl ; en suédois : med-känsla). Dans les langues dérivées du latin le mot compassion signifie que l’on ne peut regarder d’un cœur froid la souffrance d’autrui ; autrement dit : on a de la sympathie pour celui qui souffre. [...] La force secrète de son étymologie baigne le mot d’une autre lumière et lui donne un sens plus large : avoir de la compassion (co-sentiment), c’est pouvoir vivre avec l’autre son malheur mais aussi sentir avec lui n’importe quel autre sentiment : la joie, l’angoisse, le bonheur, la douleur. Cette compassion-là (au sens de souci, wspolczucie, Mitgefühl, medkänsla) désigne donc la plus haute capacité d’imagination affective, l’art de la télépathie des émotions. Dans la hiérarchie des sentiments, c’est le sentiment suprême. ».

 

La pitié :

La pitié est l’intériorisation de la souffrance d’autrui. Elle est due à une empathie humaine naturelle où l’on prend conscience de la valeur du semblable. La pitié est valorisée car on réalise une communication sensible avec l’autre mais n’est pas vraiment morale car on ne respecte pas la souffrance de l’autre : on qu’on connait l’exacte mesure de sa souffrance.
Cicéron : « La compassion n’engage à rien d’où sa fréquence ».

Rousseau a beaucoup étudié les sciences de l’optimisation et notamment l’économie des sentiments.
Rousseau : « la relation à autrui est authentique sous l’angle de la douleur et du plaisir ».
Rousseau : « La réflexion n’isole de l’autre ».
Par exemple, la pitié s’oppose à la réflexion en ce que les pensées logiques sont impersonnelles et donc froides. Elles sont donc contraires à l’autre.

 

Etre et cohabiter avec autrui.

L’homme a avec l’homme un rapport étrange :

Thomas Hobbes : « il est également vrai et qu'un homme est un dieu à un autre homme et qu'un homme est aussi un loup à un autre homme ».

Les relations humaines portent un caractère ambivalent où l’homme peut autant être un Dieu qu’un loup. Cette antithèse est en réalité l’assemblage de proverbes que nous allons expliciter :

-d’un côté il s’agit du proverbe grec : « anthrôpos anthrôpou daïmonion ».

-de l’autre c’est la phrase « homo homini lupus est ».

L’homme est un être faible et totalement démuni. Il lui est incapable de répondre seul à ses besoins. Il doit pour cela s’intégrer dans un groupe voire, à plus grande échelle, dans une société. Avec l’aide des autres, il réussit alors à dépasser ses faiblesses naturelles.
Aristote donne la définition d’un dieu comme :
Aristote : «  Celui qui n'a besoin de rien parce qu'il se suffit à lui-même n'est pas un homme, c'est un dieu ».
Ainsi, par le travail solidaire, les hommes conquièrent leur condition de dieu. 

Erasme donne une autre piste de compréhension :
Erasme : «  On a coutume de dire que l'homme est un dieu pour l'homme à propos de celui qui apporte soudain un salut inespéré ou qui vient en aide par un important bienfait. »  Adage, 69.
Erasme : « Celui qui vient en aide par un léger bienfait, qu'il soit véritablement un ami, mais celui qui, par son art et par un soin et une habileté hors du commun, retient et restaure une vie qui s'enfuit déjà, ce qui est le propre du médecin, qu'est-ce d'autre que ce que répètent les Grecs : l'homme est un dieu pour l'homme ».

Erasme exprime l’idée que le bienveillant, celui qui fait le bien d'autrui, est vu comme un être prophétique, un dieu.

De ce fait, les grands hommes (inventeurs, génies etc...) ont quelque chose de divin. C’est pour cela que nous leur devons admiration et qu'on les couvre de distinctions honorifiques et d’un Panthéon (étymologiquement : lieu consacré aux dieux).

De même, l’idée que l’homme est un loup peut s’expliquer par les textes. Les loups cristallisent les peurs humaines. Les rapports entre les hommes ne sont pas toujours pacifiques et il est vrai que l’homme peut être un loup pour l’homme dans le cadre de la guerre. Le loup c’est l’ennemi, celui dont le danger peut arriver.  Le bon citoyen, père de famille peut être un redoutable adversaire. Dieu pour ses compagnons, il devient un loup pour ses ennemis.
Proverbe berbère : « Moi, mes frères contre nos cousins, moi, mes frères, mes cousins contre nos ennemis ».

Ainsi, l’homme porte en lui une infra-humanité et une supra-humanité. La nature humaine fluctue entre ces deux pôles. On voit aussi cela dans le sadisme et le masochisme qui symbolisent les deux pôles de la relation à autrui. Le sadisme est la négation d’autrui au profit du moi et le masochisme l’inverse.

 

Heidegger nous donne des pistes pour comprendre les rapports entre les hommes et notamment pourquoi ils sont aussi conflictuels. Il définit la structurelle existentielle qui rend possible le rapport à autrui comme le « être-avec » ou Mitsein. Celui-ci se manifeste par un souci de la distance. Cela se matérialise comme la volonté de ressembler à tous (se noyer dans la foule) ou de distinguer, de prendre de la hauteur. C’est ainsi que nos concepts existentiels courants sont essentiellement relatifs aux autres, par rapport à nos voisins, nos amis etc...

 

L’honneur :

Milan Kundera définit l’honneur dans l’ILE. A la lueur du paragraphe sur le cogito arendtien, on peut voir l’honneur comme la correspondance entre la morale publique et la morale privée. L’individu qui satisfait sa morale est honorable pour lui-même. L’individu qui n’est pas honorable est celui qui ne correspond pas à notre propre vision de la morale.

C’est pour cela que dans l’ILE, Kundera nous présente la réflexion du personnage sur le plan personnel. L’honneur est une question intime et non une question publique. Selon le choix du personnage, il suit la morale d’une partie de la population qui préfère être déshonorée ou celle qui préfère l’honneur au conflit intérieur.

 

La société, le meilleur rapport pour l’homme.

Aristote : « C’est pourquoi toutes cités est dans la nature car la nature est la fin des choses ».

Aristote parle de politique et explique que, comme les organisations sociales, comme les villes, existent dans la nature, il est normal que l’homme s’organise de la sorte. La nature est la meilleure constructrice, c’est donc le meilleur type d’organisation. Beaucoup utilisent la nature comme appui pour parler des sociétés, citons Mandeville qui évoque la société du XVIIème à travers une métaphore, celle de la ruche dans la fable des abeilles.

Pourtant, dans la société, l’homme est soumis à l’autre. Il y reste, car il y tire des avantages. La conjonction des compétences fait qu’il peut réaliser des travaux plus complexes et permet de répondre aux besoins variés de l’homme. Elle permet également d’assurer sa sécurité face à la nature ou face aux autres hommes via les législations et les institutions sociales. Ces dernières limitent la liberté absolue pour assurer une coexistence paisible. Ainsi, au lieu de guerroyer, on discute. La diplomatie remplace la guerre et cela contribue à faire évoluer le langage. L’homme devient un loup politique.

De cette façon, le gouvernement peut se tourner ou sur l’individu, ou sur la communauté. L’éthique qui en résulte est alors orientée ou sur la compassion, ou sur l’utilitarisme.

Darwinisme social.
-Du nom de Charles Darwin, naturaliste anglais et auteur des théories sur la sélection naturelle, le darwinisme social est un comportement, une doctrine, une idéologie, comme l’indique le suffixe -isme.
Ce concept désigne l’application de la sélection naturelle à la société humaine.
Cette doctrine sociopolitique, datant du XIXème siècle, s’est largement répandue grâce aux travaux d’Herbert Spencer, sociologue anglais contemporain de Charles Darwin. Ce dernier n’a jamais analysé la société humaine. C’est Spencer qui appliqua cette théorie à la société en énonçant que l’hérédité a un rôle prépondérant par rapport à l’éducation (innés > acquis). Le darwinisme social postule donc que la lutte pour la vie est la source majeure du progrès.

Selon cette idéologie, il faudrait supprimer les institutions -la protection sociale, les lois pour les plus démunis- qui cherchent à aider ceux en difficulté. Ainsi, ne survivent que ceux qui sont en mesure de survivre : « survival of the fittest ».
Le darwinisme social permit de justifier les montées impérialistes, les conquêtes coloniales ainsi que l’exacerbation des nationalismes au XIXème siècle.

L'insociable sociabilité.
-Kant montre que l’homme ne peut pas se passer d’autrui, mais que sa relation avec l’autre est difficile. Il appelle ce paradoxe l’insociable sociabilité.
Emmanuel Kant : « J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société ».

Schopenhauer utilise une métaphore pour illustrer ce concept :
Arthur Schopenhauer : « Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. »

 

Limites de l’interaction avec autrui.

Mais malgré les interactions, l’homme reste esseulé. Notre vie est trop personnelle par rapport au langage, qui, lui, est trop objectif. Il n’y a aucun langage qui permet de traduire notre perception du monde. On peut le voir au niveau des couleurs :

Voici une vidéo de Vox qui montre que selon les langues, on n’appelle pas les couleurs de la même façon, bien qu’il existe un motif récursif dans toutes les langues :

Seule l’élite a accès à un langage plus puissant pour pouvoir exprimer des émotions et partager des sentiments. Citons la madeleine de Proust.
Néanmoins, on n’est jamais dans l’exacte mesure et un sentiment ne reste toujours qu’une expérience sensible indescriptible.

L’homme est aussi limité pour consoler ses semblables. Il n’a guère que son intelligence et sa compassion pour atténuer la souffrance de l’autre.

Enfin, on a vu qu’il peut être intéressant de passer par l’autre pour mieux se saisir soi-même. Néanmoins, peut-on faire confiance aux autres ? Ils peuvent se méprendre sur nos intentions ; ils n’ont pas accès à tout notre passé ; ils ne sont pas en mesure de juger nos actes. C’est Merleau-Ponty qui développe cette idée en expliquant que les autres ont une connaissance limitée de nous.

Néanmoins, autrui a aussi meilleure perception de nous. Comme le dit
Lavelle : « Il est naturel que je connaisse les autres mieux que moi-même, qui suis en tout occupé à me faire ».
Ainsi, l’autre a un regard riche sur moi-même mais limité par l’extériorité qui fait sa force et sa faiblesse. Dans cette optique, un meilleur ami qui connait presque tout sur notre vie est un excellent conseiller.

 

La mort, une facette de la condition humaine.

La pire séparation est la mort. En effet, il y a une transcendance de la raison qui s’oppose à l’immanence du corps. La mort correspond à une forme de jugement sur une relation qui ne permet aucun retour. Incontrôlée et extérieure à nous, elle est difficile à accepter. Pourtant, la mort semble banale pour un anonyme mais exceptionnelle pour un proche, c'est donc un malheur privé. La distance imposée rend impossible la communication et cela réveille des craintes ancestrales de l’inconnu et du mystère face à la mort.
Montaigne : « C’est le maître jour, c’est le jour juge de tous les autres ».

A contribué à l'article :

Cornelius

Date de dernière mise à jour : 23/08/2017

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Commentaires

  • Mullier
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